14 juillet 1998 2 14 /07 /juillet /1998 00:00

 

 
I

 

 

                                                           Nous nous retrouverons, oui, c’est ce que je crois. Mais maintenant que le moment est là, il reste à le passer. De toutes mes fibres, de tout mon être, tout m’assure de ta présence aimante. Intellectuellement, il n’y a pas de doute ; sentimentalement, encore moins. Le corps reste un obstacle, mais pas par la peur. Non, ce n’est pas la vie animale qui refuserait de céder.

            Il ne reste qu’une chose, c’est que cela se fasse. Cette chose, je l’attends. Je ne peux pas faire qu’elle soit passée. Elle ne dépend pas de moi, et pas seulement de toi non plus. Puisque tu n’es pas libre, puisque tu dépends de nous. Et, parce qu’il reste cet instant, tout reste à faire, rien n’est encore assuré.

            Je sais que tu me ressusciteras. Je sais qu’au travers du néant de l’instant, tu me rendras tout en tous, comme tu l’es, toi. Toute chose en toute personne, en tout être vivant, en tout ce qui est. C’est pourquoi je t’attends. Ah ! viens maintenant, vienne ce moment, pourquoi m’abandonnes-tu ? Mais qu’il en soit comme il doit en être. Attendons ensemble, toi et moi.

 

                                                                                    Ma mère est là, ma mère terrestre, je veux dire. Elle ne comprend pas, mais elle garde l’espoir, tout au fond. Elle ne le sait même pas, que l’habite encore de l’espoir, mais sinon elle ne serait plus là. Et elle se remémore toutes ces années. Ma naissance d’abord. Les gens ne pensent pas.

 

 

II

 

Visitation 4, par Macha ChmakoffOui, bien sûr, maintenant que je suis là, devant ma mort, presque seul … Mais avant, au temps de ce qu’ils croyaient être ma force, quand ils trouvaient un sens à ma parole, un sens qui les éclairait, selon leur opinion, et ce n’était souvent que malentendu ; mais en ce temps-là, ils m’auraient mis hors du commun des mortels.

            "Bienheureuse celle qui t’a porté en son sein", dirent-ils. Et, pour un peu, ils se seraient imaginé que ma mère n’avait pas eu de nausées dans les premiers mois, que je ne lui avais pas envoyé de coups de pieds dans l’estomac par la suite, que je n’avais pas pesé sur tout son corps comme pour la clouer au sol, et même, qu’à la naissance, je me serais retrouvé comme ça, d’un seul coup, comme par enchantement, devant elle, nimbé de je ne sais quelle lumière surnaturelle, échappé, comme un parfum, de Dieu sait quel chas d’aiguille !

            Bienheureuse ? Ô ma pauvre mère, ils voudraient te voler ta part, humble, de l‘humilité de tous ceux qui acceptent, simplement, que se fasse par eux ce qui doit se faire. Ta grandeur n’est pas d’avoir porté un roi, ni le grand-prêtre. Ta grandeur est de m’avoir enfanté, comme toute femme enfante, peine et joie mêlées ; ta grandeur est d’avoir veillé sur ton ménage et ta famille, comme toute mère ordinaire ; ta grandeur, enfin, est d’avoir accepté que ce fils étrange te déconcerte, confiante malgré tout, et jusqu’à aujourd’hui, où son histoire semble s’arrêter là, sans qu’un sens définitif puisse lui être donnée, et sans même la présence à tes côtés de ton mari, mon père.

            Mère, je te rends grâces pour ta foi. Ta foi toute simple, limpide ou besogneuse, selon les circonstances, mais toujours ta foi. Ta foi qui éveilla la mienne, comme la flamme d’une lampe peut se transmettre à une autre lampe lorsqu’elles sont suffisamment proches sans pour autant se toucher : on peut alors voir la seconde s’élancer, jaillie comme par sympathie pour la première. Et même si la seconde doit ensuite briller plus longtemps et d’un éclat plus grand, elle reste redevable de sa naissance à la première.

            Mère, je te rends grâces de ce don le plus précieux que tu m’aies fait, plus précieux encore que ce corps tiré et nourri du tien, je te rends grâces pour ce don de la foi qui a donné sens à ma présence à ce monde. Ces deux dons, c’est à toi que je les dois, à toi, et à mon père.

 

 

III

 

Le saut de l'ange, par Macha ChmakoffÔ toi qui es au-delà de tout, et en même temps si désarmée, si vulnérable. Toi en qui nous avons l’être, et la vie, et sentiments et intelligence, et conscience ; toi, qui nous donnes tout, et attends tout de nous. Aucun atome de lumière n’aurait le pouvoir de rayonner si tu ne le lui avais donné, mais tu n’as nul pouvoir de l’obliger à le faire ; et pourquoi ne le ferait-il pas ?

            Ô toi, au-delà de tout, et en même temps si vulnérable, tu donnes ses couleurs et sa forme, et son parfum, à chaque fleur ; tu as choisi dans ta palette chaque ton, et chaque arôme, et tous les plis et les replis, et chacune a sa beauté, unique dans toute la création, chacune a sa raison et son rôle à jouer. Mais qu’un seul bouton refuse d’éclore, et il manquera à la symphonie son point d’orgue, l’édifice entier est boiteux, le château de cartes s’écroule, et tout retourne au néant ; et pourquoi n’éclorait-il pas ?

            Oui, toi, au-delà de tout si vulnérable, rien de nous ne t’est étranger, mais tout dépend de nous. Et mon père était comme toi. Mon père aussi me donna la vie ; il en confia la semence à ma mère, et avec quel soin il veilla sur nous deux, sur elle en qui s’accomplissait le miracle, et sur moi, le miracle en elle. Avec quel soin il veillait à la ménager, pour elle, pour que cette grossesse lui soit la plus douce possible à porter, et pour moi, pour qu’aucun événement ne vienne y porter préjudice, ou pire, l’achever prématurément. Et, dans le même temps, il se préparait à accueillir ma venue dans ce monde, il se préparait à m’offrir le meilleur de lui-même, pour que je puisse ensuite grandir dans la société des hommes ; et enfin, déjà, il se préparait pour le moment où il lui faudrait s’effacer.

            Parce qu’il le savait bien, que viendrait un jour ce moment où il faudrait qu’il fasse confiance. Que viendrait le temps où l’oisillon doit voler de ses propres ailes, et se casser la figure, pour apprendre tout seul comme haut il peut monter ; et que cette étape, il ne peut ni obliger l’enfant à la franchir, ni la franchir à sa place.

            Alors il s’est effacé. Mais là s’arrête la comparaison. Parce que si toi, tu sais tout de nous, et ce qu’il y a de plus profond au fond de notre cœur, mon père, lui, ne le pouvait pas. Et il est vrai que ma conduite, alors, fut difficile à suivre, moi-même je tâtonnais ; alors, il s’est effacé.

            Il ne nous a pas abandonnés. Nous restions présents dans son cœur, mais comme il ne pouvait plus juger du mien, il s’en est remis à son Dieu et notre Dieu. Il est rentré en lui-même et en son Dieu et notre Dieu, nous confiant à Lui, et Lui à nous, et se confiant lui-même à nous par Lui. Et c’est ainsi que tu as bien voulu le prendre, dans sa communion d’amour dans la foi.

            Aussi, je sais que je vais te retrouver, père, et toi et toutes les saintes et tous les saints qui m’ont précédé ; mon âme soupire d’une soif ardente, car je sais, ô au-delà de tout si désarmée, qu’au temps que tu me ressusciteras, tous ressusciteront, tous nous serons entraînés dans la même flambée de lumière, et ainsi notre communion sera parfaite. Ah ! vienne cet instant ! Vienne cet ultime passage, car je meurs de ne pas mourir ! Qu’éclose le dernier bouton de rose, que ses pétales s’ouvrent à la caresse et du vent, et du soleil, et de la lune, et de l’aimée !

 

 

IV

 

Les saints dans la Jérusalem céleste, par Macha ChmakoffOui, que viennent les choses en leur temps. Toute la création gémit dans les affres de l’enfantement. Nous savons que tous se hâtent de donner leur concours, unique chacun, irremplaçable. Aidons-nous les uns les autres, ne bousculons personne, c’est à nous-même que nous ferions du tort.

            Nous ne savons pas ce qui entrave encore l’un ou l’autre, ce qui l’empêche d’apporter sa voix au concert du chœur. Nous ne pouvons que nous mettre à son école, nous mettre à son écoute. Lui seul peut nous l’apprendre. Bienheureux les pauvres, bienheureux ceux qui savent attendre, bienheureux ceux qui savent apprendre. Pour eux, la vie a du goût, pleine de saveurs. Pour eux, la vie n’est pas une course d’obstacles de plus en plus infranchissables. Chaque événement est une chance nouvelle d’amasser un trésor dans le royaume de l’amour.

 

                                                                                    J’ai été celui-là qui s’est mis à leur école, et ils ont dit : en voilà un qui nous comprend. Alors ils venaient vers moi, par foules de plus en plus nombreuses, et il y avait des miracles. Oui, ils se mettaient en route, et de loin, pour approcher celui qui voulait bien les écouter. Celui qui voulait bien croire en eux. Celui qui cherchait ton visage, aimée, en chacune de tes créatures.

            Beaucoup se contentaient d’avoir été reconnus, puis ils repartaient, leur fardeau un peu moins lourd, comme légèrement grisés, et ils parlaient, et d’autres, toujours plus nombreux, arrivaient. Quelques-uns, cependant, restaient, comme prisonnier d’un charme ; ceux-là, j’essayais de leur faire partager ce qui me faisait vivre.

            J’essayais de leur parler de toi. Je leur parlais de ton amour infini pour chacun de nous, amour bien réel, même si nous ne pouvons te voir. Je leur parlais de ta peine infinie chaque fois que l’on fait du mal à la plus petite de tes créatures. Je leur parlais de ta soif ardente de nous voir t’aimer en retour, et de nous aimer tous les uns les autres comme des frères et sœurs, nés du même père et de la même mère. Et chacun s’efforçait de comprendre, et comprenait, à sa mesure.

            Certains encore comprenaient mal ce dont il s’agissait. Certains le prenaient en mal. Certains réagissaient comme à une menace pour ce qui représentait leur sécurité, leur fausse sécurité. Certains tenaient à leur image d’un dieu vindicatif, jaloux des hommes et de ses prérogatives, et distillant son amour au compte-gouttes des mérites de chacun. Certains qui te connaissent et se connaissent si peu, et croient être quelque chose par eux-mêmes, sans toi.

 

                                                                                    Oui, je te le confesse, aimée, ceux-là, je ne les ai pas encore rejoints. Ceux-là, avec tous les autres, je te les confie, à toi, et je les confie à mes amis.

 

                                                                                    C’est pourquoi, aussi, pour ceux-là avec tous les autres, je t’en prie, maintenant, amour, ouvre-moi ton jardin. Donne-moi à manger de tes fruits. Ouvre-moi la porte de ton trésor. Car ton trésor est mon trésor, car tout ce qui est à toi est à moi. Je veux maintenant entrer dans ton jardin, qui est aussi mon jardin. Je veux goûter tes fruits précieux et délectables, je veux m’en rassasier jusqu’à éteindre la soif qui me brûle comme un fer incandescent. C’est toi qui a mis en moi cette nostalgie de mon origine. C’est toi qui m’as modelé à ton image, qui m’a donné le goût de ton haleine pour souffle.

            Aimée, ne te refuse pas à celui dont tu as enflammé le désir. Tu vois, pour toi j’ai parcouru bien des vies et connu bien des états ; pour toi, j’ai ouvert tant de fois les yeux sur des jours nouveaux et des mondes encore inconnus. Pour toi, j’ai descendu tant de fleuves aux eaux, les unes glacées, les autres brûlantes ; j’ai gravi tant de fois la montagne où tu allais me parler. Je t’en prie, aimée, cette fois, ne te refuse pas.

            Ouvre-moi tes bras, embrasse-moi de ta bouche, serre-moi contre toi, aime-moi. Que tout soit consommé. Alors, un jour véritablement nouveau pourra se lever. Alors, l’aube pourra poindre sur le pays des ténèbres. Alors, la création entière se réveillera comme d’un long sortilège. Et les étoiles danseront dans le ciel, et les saints sur la terre ; ils formeront la ronde qui entoure les époux dans la chambre nuptiale.

 

                                                                                    Viens, mon aimée, je t’attends.

 

 

V

 

Baptême du Christ, par Macha ChmakoffÀ l’âge de quitter l’enfance pour devenir homme, je ne le savais pas, c’était encore et déjà toi que je cherchais. Je ne le savais pas, pas encore. Bien sûr, j’étais attiré par telle jeune fille, que mes parents voyaient aussi d’un bon œil. Mais à travers elle, c’était l’autre moitié de l’humanité en général qui m’appelait, et il était encore trop tôt pour moi, pour que je m’incarne dans une relation avec une personne unique et concrète. Mes parents n’étaient pas riches, et puis il y avait eu des rumeurs à ma naissance, que je serais arrivé trop rapidement après leur mariage, et il en restait que les familles n’encourageaient pas leurs filles à me fréquenter.

            La situation dura suffisamment, je ne me trouvais pas tout de suite chargé de bouches à nourrir, j’eus le loisir de découvrir la différence des sexes sans en être prisonnier, et je conçus qu’il y avait là matière trop importante pour m’y précipiter. Je devais auparavant aborder d’autres questions, explorer et intégrer d’autres domaines, comme les relations sociales en général, le sentiment religieux … Mais finit par venir le temps où l’on trouvait qu’à mon âge, il faudrait que j’arrive à prendre parti.

            J’avais entendu parler d’un homme surprenant, qui bousculait bien des mentalités. Cet homme prêchait le pardon de Dieu pour nos péchés, un pardon en-dehors de tout rite habituel. Cet homme tenait que ce qui comptait était uniquement la sincérité de notre cœur, et partant qu’aucun culte n’avait la moindre utilité ni le moindre effet en soi. Seule suffisait la sincérité du cœur. Un matin, avant l’aube, je partis.

            Je ne prévenais personne, si c’était un charlatan je serais de retour la nuit suivante, et nul ne se serait inquiété d’une journée d’absence. Sinon, il me resterait toujours la possibilité de faire prévenir. Je me déplaçai toute la matinée, et arrivai vers midi au lieu où se trouvait l’homme, à l’heure où le soleil est le plus haut. Les foules se pressaient, en longues files d’attente, pour l’approcher, lui ou l’un de ses disciples. C’est alors que cela se passa.

 

                                                                                    L’homme, il s’appelait Jean, sembla saisi d’un trouble, puis très vite il redressa la tête, se mit comme à chercher quelque chose du regard, mais ses yeux se posèrent immédiatement sur moi. J’aurais voulu me cacher, j’avais l’impression que tout le monde me regardait. Mais c’était trop tard ; je comprenais qu’il fallait que je le rejoigne, tout de suite. Il ne me resta plus qu’à laisser arriver ce qui devait arriver. Quand je fus devant lui, je me sentais le cœur, l’âme, complètement nus. C’était la première fois que je te rencontrai.

            Je n’avais pas de peur, seulement ce sentiment si particulier de vide et de plénitude à la fois. Le vide de n’être rien en regard de toi, et la plénitude, par l’amour de ton regard.

            Ce que les autres ont compris de ce moment, je ne sais. Plus tard, certains ont parlé d’une voix venue du ciel, d’autres, d’une forme lumineuse descendue sur moi. Sans doute des déformations de ce que j’ai essayé d’en dire à quelques-uns de mes amis, après, bien après. Maintenant seulement, je peux dire qu’effectivement, pour moi, cet événement a été comme de recevoir la foudre.

            Une chose m’a surpris, ensuite, c’est l’attitude que je décelai alors en Jean. D’abord, il ne me faisait pas de doute que j’allais rester avec lui, j’avais beaucoup à apprendre auprès de lui. Mais aussi, il me sembla percevoir une sorte de respect en lui à mon égard, comme si, lui, savait ce qu’il m’était arrivé, et ce que cela signifiait, mais sans qu’il l’eût lui-même jamais expérimenté ; et alors, même, comme une espèce d’admiration, mêlée de je ne sais quelle joie secrète. C’était très étrange, et ne faisait que renforcer la nécessité de rester.

 

                                                                                    De là commencèrent l’éloignement de mon père, et les tourments de ma mère. Forcément. Comme tout un chacun, ils ne pouvaient pas comprendre ce qui m’était arrivé, mais, alors que cela n’avait pas d’importance pour les autres, pour eux, je leur était ravi. Ils m’envoyèrent des messages, auxquels je tentai de répondre en les apaisant. Ils vinrent me voir, un fossé se creusait, aussi longtemps qu’ils restèrent dans l’idée de me détourner. Quand ils s’en rendirent compte, il durent bien finir par accepter.

            Moi, je voulais te revoir. Je me mis à l’école de Jean.

 

 

VI

 

Vers la Jérusalem céleste, par Macha ChmakoffJean était un très grand homme de bien, le plus grand parmi les hommes de bien. Il aimait les hommes, et il aimait Dieu. Et il savait que tu aimes les hommes. Mais il était tellement subjugué par l’immensité de ton amour qu’il n’arrivait pas à y croire vraiment. C’était trop beau pour lui, il se sentait trop petit, trop indigne. Plus tard, oui, quand il se serait suffisamment purifié, pensait-il, quand il se serait dégagé des menées des sens, quand il les maîtriserait parfaitement, qu’ils n’auraient plus la moindre autonomie, quand il serait mort … alors, certainement, il pourrait t’approcher. Jean attendait ta venue dans un autre monde, ton royaume avec la fin de ce monde.

            Et il est vrai que ce monde va maintenant finir. Ce monde dont tu serais absente, sinon que de très loin.

            Jean ne se souciait que des âmes. Les corps suivraient, cela leur serait donné en surcroît, si besoin. Jean n’avait fait que le passage de ce premier abîme, du Dieu qui se penche sur un peuple, une communauté, au Dieu qui se penche sur chaque personne, individuellement, qui lui parle à son cœur, plus présent à elle qu’elle-même. Moi, chaque fois que je rencontrais la misère des corps, mes entrailles se soulevaient, j’étais bouleversé, ému au plus profond de mon être. C’était plus fort que moi. Mon chemin se sépara du sien.

            Quelques-uns de ses disciples me suivirent aussi. Nous continuâmes de prêcher la venue de ton Royaume, dans les premiers temps nous baptisions même, encore, comme lui. Mais je savais, moi, que ton Royaume ne peut pas être pour demain, pas plus qu’il n’eût été d’hier. Comme si tu n’étais pas plus présente au présent que le présent lui-même. Je savais, moi, que dans le mouvement de l’homme qui se met debout, Tu es. Ton Royaume est là, tout entier. Et c’est pourquoi les corps, aussi, sont saisis par la Bonne Nouvelle.

 

                                                                                    Vint Myriam. Mon cœur fut pris. Myriam sept fois possédée. Myriam rien, Myriam personne, Myriam objet. D’où lui était venu d’avoir osé m’approcher, d’avoir osé m’aborder, qui lui en avait donné espoir et courage ? C’était toi, qui me l’envoyais, toi qui me montrais en elle ton visage de toute petite, abusée, d’enfant violée. Qu’avions-nous fait de toi, Myriam ?

            Comme notre mère Ève, Myriam ; trompée dès ta naissance, volée de ta conscience. Comme une balance qui serait faussée, comme l’air qui serait empoisonné, comme une lumière noire. Et la gauche serait à droite, et la putréfaction serait la vie, les excréments, une nourriture. Et ton moi, ce serait les autres. Et tout au fond, tout au fond du fond des enfers, dans le sanctuaire : une étincelle, à peine un souffle, un murmure indistinct, une source tarie que n’indique tout juste qu’un soupçon d’humidité. Te voilà, Myriam, telle que tu vins un soir au banquet, bravant mais ignorant tous les convives autoproclamés invités, et pris la seule place dédaignée par tous les autres, à mes pieds. Jamais je n’avais rencontré, et jamais je ne rencontrai par la suite, telle foi.

            Tu revins de loin, Myriam, de si loin, que, pour toi, ce fut vraiment une seconde naissance, parce que la première n’avait pas réellement eu lieu. Et pour avoir de si près connu ce qu’est la mort, la vraie, celle dont on ne reviendrait pas (et comment aurais-tu pu l’oublier par la suite, ces choses restent gravées, indélébiles, au creux de la mémoire), tu garderas toujours avec elle une familiarité que n’ont pas les autres. Tu la sens d’instinct, comme le vieil ennemi auquel on s’est si longtemps identifié qu’on ne peut plus s’en passer, même quand on a oublié, depuis longtemps, le motif de la brouille. Aussi auras-tu été la seule à savoir, le moment venu, quand tous les autres se sont révoltés, que ma fin était imminente, et inéluctable. Et tu as été la seule à l’accepter, la seule à te préparer à faire le deuil de ma présence. Je crois même que, toi, alors que les autres n’ont jamais rien voulu entendre, tu sus dès le premier soir.

            Il y a deux jours, tu m’as fait tes adieux, me professant, et professant devant les autres, ta foi en ma résurrection. Et, bien que tu ne pensais alors qu’à la résurrection de la fin de tous les temps, ton geste sera rapporté partout où sera annoncée la bonne nouvelle que tu sauras bientôt. La bonne nouvelle des temps véritablement nouveaux. Déjà commencés, dès ici, maintenant. Car, tout uniment, tu es bien celle qui m’accompagne le plus loin dans mon départ, celle qui ne me retient pas, celle qui, au contraire, m’encourage, pour entrer dans ce dernier passage, aujourd’hui, avec moi.

 

 

VII

 

Buisson ardent, par Macha ChmakoffLa seconde fois que je te rencontrai, amour, c’était hier. Oui, bien avant hier, mais c’est tout comme. Autant la première fois m’avait été une surprise totale, autant j’avais attendu la seconde. Pour savoir, alors, qu’il ne restait plus, désormais, que la mort, comme seul obstacle à la plénitude de notre union.

            Entre les deux rencontres, ce fut une longue vacance bien chargée. Un temps où rien n’était définitif encore, mais le destin était en marche inéluctablement. N’était resté que de découvrir tous et chacun des méandres, les découvrir et les accomplir, l’objectif ne pouvant qu’être atteint, un jour. Ce jour de notre seconde rencontre.

            Que dire encore de ce temps ? Qu’il a été celui des erreurs, en un sens. Auparavant, mes tâtonnements avaient étés sans conséquences : je ne savais pas, et ils ne me nuisaient donc pas. Tandis que désormais, je ne savais pas tout, et même presque rien, mais ce que je savais m’obligeait, vis-à-vis de moi-même, et des autres. J’étais devenu responsable de chacun de mes choix. S’ils me retardaient, s’ils m’éloignaient de toi, je ne pouvais que l’assumer. Accepter et assumer les enseignements qui en découlaient.

            Ce fut ce temps où des gens se sont attachés à ma personne, et d’autres me rejetaient, et j’étais responsable de leurs mouvements. Les gens sont libres, ils ont leur propre entière responsabilité de ce qu’ils font, y compris quand ils choisissent de s’en remettre à un autre, ou de combattre ce qu’ils considèrent comme une prétention sacrilège. Mais aussi, s’il a été donné à cet autre de recevoir un peu de ta sagesse en partage, tu lui demandes compte de ce qu’il voudrait en garder pour lui seul.

            Ainsi, j’étais responsable de ce que je suscitais chez les uns et les autres. Je m’appliquai alors à marier l’innocence de la colombe et l’intelligence du serpent. Calcul et spontanéité. Chaud et froid. Abstraction et sensibilité. Sensualité et abnégation. Ce mélange, qui serait détonnant si on voulait le mener comme un programme préétabli, avait pris pour moi, comme par mystérieuse alchimie, parce que l’alchimiste, c’était toi. Ce n’étaient toujours que tes opérations, auxquelles je tâchais de me soumettre. C’était le souffle de ton amour, qui poussait les feux, et moi, le chaudron, je ne m’efforçais que de laisser les ingrédients s’épurer en leur ordre idoine. Il ne m’avait fallu qu’apprendre à laisser s’entrouvrir le couvercle, pour que s’échappe tout le superflu. Et les arômes subtils qui se dégageaient de l’ineffable mixture attiraient ces gens, dont certains devinrent mes amis.

            Et tous, que pouvaient-ils deviner de l’athanor qui produisait ces parfums ? Pour la plupart, ils n’en avaient qu’une inconsciente prémonition. Et pour ce plus grand nombre, c’était très bien ainsi. Mais il s’en trouva quelques uns, pour lesquels la chose alla jusqu’à effleurer leur conscience, et ceux-là, selon les cas, devinrent mes amis les plus proches, ou furent ceux qui me rejetèrent le plus violemment.

 

                                                                                    Le chemin s’est fait. Pas à pas, et pierre à pierre. Tantôt traversant les villes, tantôt les campagnes. Tantôt serpentant dans les collines, tantôt s’étendant à perte de vue dans la plaine. Tantôt large comme un delta, tantôt resserré comme les gorges d’un torrent. Je passais de longues heures à t’ouvrir mon cœur, dans l’attente que tu le marques d’un nouveau signe, et d’autres heures, aussi longues, à déchiffrer ton alphabet dans le cœur des hommes.

 

                                                                                    Parmi mes amis, il en était qui partageaient, plus que les autres, mon intimité, auxquels je parlais plus longuement, et avec plus de précision, des profondeurs de ma vie, qui est ta vie. Ce qui ne veut pas dire qu’ils comprenaient mieux, seulement qu’ils étaient plus accrochés, qu’ils en voulaient plus, qu’ils étaient plus pris aux tripes.

            C’était un tout petit nombre, à peine plus d’une dizaine. Ils développèrent entre eux un jeu compliqué de relations. Il y avait celui que je préférais, du moins c’est ce qu’ils pensaient, et, de fait, c’est celui qui m’aimait le plus, le seul qui soit encore là aujourd’hui auprès de moi, avec Myriam, et ma mère et quelques femmes encore. Un autre compensait en voulant toujours tout organiser, un autre crut que j’avais quelque chose contre lui et en nourrit un complexe d’amour et haine mêlées. Et chacun, par périodes, se figeait sur ce qu’il croyait avoir compris, puis se confrontait aux images que les autres s’étaient faites, et cahin-caha se laissait dessaisir. Ils sont tous entre tes mains, et, maintenant, je te les re-confie.

            Continue de veiller sur eux, mais permets aussi, lorsque je me fondrai en toi, que rejaillissent sur eux des fleuves de bénédiction de notre union. De même que j’ai bénéficié, sur mon chemin, des grâces développées par tous les prophètes et les saintes et les saints des temps anciens qui m’ont précédé, que les temps nouveaux, engendrés par notre union, les saisissent d’un souffle aussi nouveau. Garde-les de l’illusion de se croire, l’un ou l’autre, au-dessus des autres. Aime-les, pour qu’ils s’aiment chacun différent de chacun, alors que tous bénis de notre seul et même don. Libère-les de la peur, la peur de l’autre, qui fait se fermer sur soi, se figer sur ses fausses certitudes, et vouloir les imposer aux autres. Libère-les, et qu’ils aillent, dans leur liberté contagieuse, contaminer et gagner jusqu’aux confins du monde. Je te le demande, aimée, en mon nom, qui est ton nom.

 

 

VIII

 

Transfiguration bleue, par Macha ChmakoffJe l’avais attendu, ce second sceau sur mon cœur ! Qui a dit que, pour l’homme, il ne serait pas d’autre signe que celui de Caïn ? En vérité, il n’avait pas tort, car, lorsqu’il est visité pour la seconde fois par ta présence, l’homme ne demeure plus homme. Déjà le plus grand nombre avait fini par m’abandonner, et ces quelques-uns qui m’étaient restés, lorsque ma gloire future, qui est ta gloire, fondit sur moi, lorsque tu me confirmas comme ton fils bien-aimé, ceux-là aussi achevèrent de s’enfermer dans leurs illusions. Oui, c’est l’humanité, alors, qui me rejeta de son sein.

            Oh, qu’il était beau que je leur apparaisse ainsi ! Cette fois, ils se croyaient arrivés : établissons-nous, maintenant, et restons-en là. Les pauvres ! J’approchais du but, moi, et eux, ils auraient bien voulu qu’il leur soit épargné de le faire eux-mêmes, ce chemin. Ah, cette fois-ci, enfin, j’allais bien vouloir leur dire ce qu’ils avaient à faire, que nous dirigions le monde vers son salut ! Comment ? Tu dis que tu dois mourir, maintenant ? Ah non, alors !

            Pauvres enfants désorientés. Ils ne savent pas ce qu’ils font, ni lorsqu’ils me suivent, ni lorsqu’ils me renient, ni lorsqu’ils me persécutent. Ce n’est pas la paix que je leur ai apportée, mais bien l’épée, celle-là que tu plaças à la porte d’Eden pour leur en garder le chemin.

            Quand j’entrai dans leur cité, ils m’acclamaient comme un roi, quand je refusai leur royauté, ils n’acceptèrent plus ma liberté. Il n’était pas question que je leur échappe ainsi. Mais qu’y pouvaient-ils, en réalité ? Tous leurs efforts ne faisaient que refermer, toujours plus serré sur eux, notre piège d’amour. Quand ils croiront en avoir fini avec nous, ils n’en auront fini qu’avec leur inconscience. La brèche ouverte sur la mort ne laissera dès lors plus d’interroger leur âme, s’insinuant comme un poison, jusqu’à ce qu’ils se prononcent : qui suis-je ? Roi, prêtre, prophète ? Oui, qui sont-ils, tous ? Ne sont-ils pas tous enfants de la divinité, tes enfants, et Dieu lui-même, eux, tous ? Ils ne le savent seulement pas.

 

                                                                                    Mais ils le deviendront.

 

 

IX

 

L'ange de la mort, par Macha ChmakoffVient maintenant le moment du dessaisissement ultime. Vient le temps où mon corps se dispersera, où ses atomes prendront leur indépendance, nourrissant toute forme de vie et d’existence. Aux quatre coins du monde, du levant au couchant et du zénith au nadir, qui veut, qu’il approche, et se nourrisse. Qu’il vienne boire à la source de la vie. J’entre dans la mort, les yeux ouverts sur ce néant qui dissout et mon corps et mon âme. Mon corps et mon sang, je te les offre, pour le salut de la multitude. Qu’ils les unissent de notre union.

            Ma vie, nul ne me la prend. Je la leur donne.

 

                                                                                    Amour, tu viens à moi vêtue de tes traits les plus sombres. Amour, tu es vieille femme la mort. Mais je te perce derrière le masque. Je sais que ces rides qui ravagent ton visage sont celles des angoisses que te donnent tes enfants. Je sais que tu subis toutes leurs guerres et souffres toutes leurs maladies. Et maintenant, nous célèbrerons nos noces. Baise-moi de ta bouche, baveuse, édentée, de vieille sorcière, prends-moi l’énergie qu’il me reste, vide-moi, pour que ressuscite ta jeunesse. Et toi, tu me ressusciteras.

            Je vois, les cercles des âmes qui m’ont précédé. J’entends, les soupirs et gémissements de leur attente. Elles ont senti le frémissement de l’air, elles ont senti le ralentissement des ténèbres. Un soupçon d’espérance les affleure. Encore un peu, et tout va se précipiter. Une vibration, encore inaudible, envahit tout, pénètre jusqu’aux recoins les plus oubliés du shéol, faisant resurgir en mémoire jusqu’aux plus obscurs des êtres passés.

            J’entre dans les cercles les plus reculés de la création, aux confins du temps et de l’espace, quand le tohu-bohu règne en maître sur le néant, avant que le premier atome de lumière ne s’échauffe dans l’immensité des ténèbres, avant que ta main protectrice ne l’enserre, marquant leurs limites aux forces de destruction. Et la vibration, maintenant, se fait son, la vibration se fait nom, ton nom, qui est mon nom. Et le son du nom résonne en toute chose, l’atome étincelle et brûle et flambe, d’un brasier qui s’étend à l’univers entier. C’est une explosion qui fait éclater les limites entre ciel et terre. Du fond de leur prison, les âmes remontent à la vie. Le pouvoir des ténèbres est vaincu. Une spirale de lumière monte du shéol. Les portes du tombeau retournent à leur poussière, et l’on peut voir les morts mêlés aux vivants, le passé et l’avenir unis en un même éternel présent, d’offrande reçue et donnée, de l’humanité de la divinité à la divinité de l’humanité et de la divinité de l’humanité à l’humanité de la divinité.

 

                                                                                    Elle se tient là, près du tombeau, l’humanité. Elle ne sait pas encore qu’elle a vaincu. Elle cherche les restes de son amour, qu’elle croit négligé, relégué. Au bord du tombeau ouvert.

 

Jérusalem céleste, par Macha ChmakoffMyriam !

 

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commentaires

M
Je te souhaite une bonne continuation avec ton blog.Les illustrations sont superbes!<br /> Ne crains pas pour toi car tu as du coeuret le coeur protège des tribulations ;-)Madeleine
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X
<br /> Merci Madeleine, tu es vraiment très gentille.<br /> Et c'est plus que de la gentillesse, mais c'est une autre question.<br /> Que l'esprit te mène au port de ton désir !<br /> <br /> <br /> <br />
M
Si des larmes peuvent faire un commentaire, alors voici les miennes...
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A
<br /> Alors permettez-moi de m'y associer, je vous en prie<br /> <br /> <br />

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